Entre les particuliers qui fuient les « valeurs du vice » et les règles éthiques appliquées par de plus en plus de gérants européens, difficile pour Thales de profiter d’une capitalisation boursière à la hauteur de sa valeur industrielle…
Rarement Thales (FR0000121329 – HO) aura connu de contexte plus favorable à ses affaires.
Entre l’effervescence dans la course à l’espace avec la multiplication des constellations de satellites, les investissements croissants, tant publics que privés dans la cybersécurité, et le réarmement de l’Europe qui vient décupler les budgets de défense, les trois principaux secteurs dans lesquels le groupe évolue sont portés par des vents favorables.
L’an passé, le chiffre d’affaires a déjà connu une hausse de 8,5 %, tandis que le résultat net s’est offert une progression de +14 %. Si la performance est déjà remarquable pour un groupe dont l’activité génère en année pleine plus de 17 Mds€ de revenus, elle devrait n’être qu’un amuse-bouche avant un exercice 2023 qui s’annonce encore meilleur.
Au premier trimestre 2023, les prises de commandes ont bondi de +14 %. Elles ont été portées par une progression de +20 % des contrats dans la cybersécurité, et par une explosion de +31 % de ceux liés à la défense et la sécurité. La hausse de cet indicateur avancé du chiffre d’affaires à venir laisse présager d’un chiffre d’affaires 2023 en forte croissance. Le groupe se risque même à prévoir des revenus entre 18 et 18,5 Mds€ sur l’année, et un renforcement de la marge d’EBIT entre 11,5 % et 11,8 % du chiffre d’affaires.
Malgré cette performance opérationnelle remarquable, le groupe reste mal aimé de la place financière parisienne. Si le titre s’arroge un très honorable +11 % depuis le 1er janvier, sa performance tombe à +10 % sur 12 mois glissants… tandis que le CAC40, dont toutes les valeurs sont loin d’être dans une dynamique aussi positive, gagne plus de 20 % sur la période !
Ce désamour s’explique par l’activité de défense de Thales. Elle représente à elle seule plus de la moitié du chiffre d’affaires du groupe. Impossible de se le cacher : Thales ne produit pas que des composants pour les fusées et des solutions de sécurisation pour les réseaux informatiques des PME.
C’est aussi un maillon indispensable de l’industrie européenne de l’armement. Ses équipements se retrouvent dans les avions de combat, frégates, chasseurs de mines, missiles et autres radars. Cela en fait un dossier trop sulfureux pour certains actionnaires, analystes, et banquiers… et impose au groupe un handicap financier injuste que n’ont pas ses concurrents à l’international.
Quand les Français boudent leurs fleurons
Alors que notre pays regorge d’entreprises à même de répondre au besoin en réarmement de la France et de ses voisins, la sphère financière réserve un accueil glacial à leur augmentation d’activité.
En surface, le message est clair : les pays européens veulent muscler leur défense, tant pour aider l’Ukraine que pour se préparer eux-mêmes à des conflits de haute intensité. Les ordres de grandeur de consommation de munitions du conflit actuel mettent cruellement en lumière l’inadéquation de notre industrie de l’armement avec la réalité des besoins d’une guerre.
Nexter, producteur français d’obus de 155 mm, avait conservé une capacité de production de 50 000 pièces par an avant le conflit. Lorsque la France lui a commandé en urgence 5 000 obus en juillet 2022, il s’agissait d’une première depuis dix ans. Face au revirement de la stratégie européenne de défense et à la multiplication des commandes, l’entreprise espère monter sa capacité à 150 000 obus par an d’ici deux ans… alors qu’il s’en tire plus de deux millions par an sur le front ukrainien !
L’augmentation de cadence prévue ne sera donc qu’une goutte d’eau face aux besoins actuels et futurs. Pourtant, même si le retour sur investissement apparaît évident, la sphère financière continue de refuser massivement d’aider ces entreprises à investir dans leur outil de production. La situation est si critique que la Commission de la Défense nationale et des forces armées a lancé en urgence une mission « flash » sur le financement de la base industrielle et technologique de défense.
Cette dernière, qui a rendu ses conclusions en plein Covid, a pris acte de la défiance entre les banques et les entreprises de la défense. Elle a même proposé de créer un médiateur du financement pour l’écosystème afin de faire émerger de nouvelles sources de financement.
Las, deux ans plus tard, la situation ne s’est que marginalement améliorée. Ce n’est qu’au printemps 2023 que, constatant que les réticences des établissements privés perduraient malgré les contrats engrangés, l’Europe s’est décidée à intervenir. La Commission européenne a décidé de débloquer 500 M€ pour cofinancer les capacités de fabrication d’obus et de missiles, et d’autoriser les Etats membres à utiliser les fonds de cohésion et du plan de relance européen pour investir aux côtés des industriels.
Ce bol d’air capitalistique devrait débloquer toute la chaîne de valeur de la production d’armement, et les croissances d’activité devraient enfin être alignées avec l’augmentation inédite de la demande. Encore faudra-t-il que les actionnaires européens cessent de bouder les valeurs de la défense, afin que ces pépites stratégiques ne finissent pas entre des mains étrangères.
Les investisseurs étrangers prêts à racheter nos fleurons
Entre les particuliers qui ne souhaitent pas investir dans les valeurs « du vice », et les nouvelles règles ESG appliquées par de plus en plus de gérants européens, les actions comme celles de Thales sont hors limites pour un nombre croissant d’investisseurs.
Cette érosion de l’actionnariat potentiel se traduit déjà dans les faits : selon les dernières estimations, la part d’actionnaires européens au capital de Thales est passée de 50 % à 30 % entre 2016 et 2022. Le groupe, considéré comme un fleuron tricolore, n’est en réalité même plus vraiment européen.
En parallèle, les investisseurs étrangers, plus particulièrement américains, font bien moins de cas de conscience de l’activité militaire du groupe. L’Amérique du Nord, qui ne possédait que 25 % du capital en 2016, a désormais mis la main sur 45 %. L’Oncle Sam avait d’ailleurs dans ses cartons de créer une « Banque de l’OTAN », qui serait chargée d’émettre de la dette pour financer les entreprises de défense des pays alliés.
Alors que les banques et les actionnaires européens refusent d’être mêlés à Thales et ses partenaires, outre-Atlantique, les investisseurs prennent la mesure du plein potentiel du dossier. Un jour viendra peut-être où, à l’instar du géant gazier Linde, la direction de Thales trouvera logique de traverser l’Atlantique pour se rapprocher de son actionnariat et abandonnera les places européennes.
A ce moment-là, le fleuron technologique pourra enfin profiter d’une capitalisation boursière à la hauteur de sa valeur industrielle. Et les actionnaires déjà établis pourront se féliciter de n’avoir pas fait la fine bouche lorsque le groupe se considérait encore européen.