[Si le commerce en ligne est un secteur très lucratif, le porno en ligne l’est plus encore. Certaines plateformes spécialisées affichent même des trafics à faire pâlir d’envie le géant Amazon… Et, de ce point de vue, l’Europe tire son épingle du jeu. Pourtant, bon nombre d’investisseurs importants refusent encore d’y aller. Pourquoi tant de réserve ? Il semblerait que Visa, Mastercard, PayPal et autres Stripe pèsent de tout leur veto sur ce genre de contenus. Vous avez dit censure ?]
Qui contrôle les contenus publiés sur Internet ? Est-ce que ce sont les personnes qui les créent ? Les plateformes qui les hébergent ? Les gouvernements ? Au risque de vous surprendre, vous allez voir que ceux qui contrôlent les flux financiers et les moyens de paiement ont également un pouvoir de censure très important.
Certes, beaucoup d’acteurs proposent des services d’encaissement, dont notre géant français Worldline. Mais, en général, le paiement final passe soit par SWIFT, soit par les réseaux de Visa ou Mastercard. Des acteurs au centre d’une toile titanesque, avec une multitude d’autres intermédiaires qui sont plus ou moins transparents, mais peuvent tous avoir un lourd impact…
Il y a là un goulot d’étranglement et vous allez voir que des entreprises, on ne peut plus légales mais dont la morale est discutable, en souffrent directement. Et c’est bien dommage car c’est un des rares secteurs où l’Europe est leader.
L’Europe, leader du « porno en ligne »
Parmi les secteurs d’activité qui ont émergé sur Internet, l’Europe est très peu représentée… Sauf dans un secteur assez surprenant, où les Européens ont créé des géants mondiaux, celui du X.
Le n°1 du secteur est par exemple MindGeek, issu de multiples fusions entre des studios pornographiques et certains des sites les plus visités du monde.
Aujourd’hui, c’est un groupe qui rassemble notamment les sites Pornhub, Redtube et YouPorn mais aussi les studios de production Brazzers, Digital Playground ou Mofos. Et qui a, par conséquent, de quoi faire pâlir certains géants américains, avec 115 millions de visiteurs uniques quotidiens et des milliards d’impressions publicitaires.
Jusqu’en 2013, le groupe, alors appelé Manwin, était contrôlé par son fondateur, l’Allemand Fabian Thylmann. Mais, poursuivi pour des soupçons de fraude fiscale, celui-ci a officiellement revendu ses parts aux dirigeants actuels, Feras Antoon et David Tassilo, basés à Montréal. Toutefois, en décembre 2020, le Financial Times révélait qu’un mystérieux investisseur possédait en réalité la moitié des actions du groupe, un certain Bernard Bergemar.
Autre géant européen, WGCZ Holding est deuxième du secteur, et a été fondé par un Français, Stéphane Pacaud. Un homme d’affaires peu conventionnel, qui, alors que Thylmann lui avait proposé 120 M€ pour racheter un de ses sites, aurait répondu qu’il était trop occupé par un jeu vidéo.
D’après Similarweb, les deux plus importants sites de WGCZ Holding, XVIDEOS et XNXX, affichent un trafic plus important que celui d’Amazon. Et le premier site de MindGeek n’est pas loin derrière (en 16e position). C’est vous dire la puissance et les données dont disposent ces géants, et donc la force de frappe publicitaire dont ils disposent.
Ce secteur peut donc être très rémunérateur. Et même si, du point de vue de l’actionnaire, les sociétés cotées sont rares. On peut tout de même citer DNXcorp, spécialisée dans la webcam de charme.
N’oublions pas non plus que quelques patrons ont fait leurs armes dans ce secteur. Par exemple Xavier Niel, qui a notamment financé sa Freebox grâce à ses précédents succès dans le Minitel rose.
Bien d’autres petit groupes, y compris de jolies ESN (entreprises de service numérique) françaises, sont aussi issus de ce secteur né de l’éclosion du service qu’avait permis France Télécom avec le Minitel. Même si le Minitel est une technologie qui a échoué à gagner suffisamment en ampleur, ses débuts ont permis à de petites sociétés d’émerger.
Mais pourquoi l’Europe est leader du X ? Pour une simple raison historique : aux débuts d’Internet, le débit était plus constant et moins cher dans certains pays d’Europe qu’aux Etats-Unis. L’utilisation de ces services a donc débuté sur le Vieux Continent… tout comme les innovations plus récentes, comme la webcam de charme.
Haro sur les contenus pornographiques !
Les principaux groupes de X ont eu le temps de s’établir sur Internet, depuis. Mais ils ont aussi été rejoints depuis quelques décennies par des startups. Récemment, d’ailleurs, deux d’entre elles, qui n’étaient pourtant pas exclusivement dédiées au contenu pornographique, ont dû faire face à l’opposition de leurs systèmes de paiement.
[perfectpullquote align= »left » bordertop= »false » cite= » » link= » » color= » » class= » » size= » »]Les systèmes de paiement menacent les sites à caractère pornographique[/perfectpullquote]Ce fut d’abord Patreon, site qui permet de payer les créateurs de son choix en l’échange de contreparties. Mais comme ceux-ci étaient libres de créer ce qu’ils veulent, la plateforme a assez vite accueilli des pages au contenu pornographique. Le site avait ainsi ajouté en 2017 dans ses conditions d’utilisation des références à la zoophilie, l’inceste, la pédopornographie ou aux violences sexuelles. Suite à quoi, quelques pages avaient été fermées.
Mais c’est une toute autre pression qui a fait parler d’elle en 2018. Désormais, ce sont bien les systèmes de paiement qui menacent les sites. A commencer par PayPal et Stripe pour Patreon. Puis, en 2020, Visa et Mastercard pour MindGeek. MindGeek faisant les frais d’un article du New York Times accusant le site Pornhub d’héberger des vidéos de mineurs et de viols, ainsi que du « revenge porn » (vidéos et photos publiées sans l’accord d’une personne par leur ancien partenaire).
Depuis, le site Pornhub a réagi en supprimant une quantité non précisée de vidéos et de photos. Mais aussi en restreignant la possibilité de mettre en ligne des vidéos aux seuls membres « validés » : partenaires et acteurs dont l’identité a été confirmée. Il annonce par ailleurs avoir mis en place une équipe pour traquer les contenus illégaux et les supprimer.
A l’inverse, Snapchat, aujourd’hui valorisé 115 Mds$, a bâti son succès sur le fait que les messages éphémères permettaient à ses (très) jeunes utilisateurs de partager des photos dénudées. Ce qui a généré quelques scandales au passage… Mais Snapchat n’a jamais subi pour l’instant de représailles de ses partenaires financiers !
Mais de nombreux groupes moins importants ont subi une pression similaire des facilitateurs de paiement américains.
Des effets collatéraux évidents
Le dernier en date est l’anglais OnlyFans, qui a commencé à faire face à des problèmes de virements début 2021. Encore inconnu il y a quelques années, OnlyFans a repris le modèle d’Instagram, mais en rendant les interactions payantes, et la visualisation du profil payante ou très limitée. Idéal pour ceux qui veulent produire du contenu payant tout en restant proches de leurs fans. Et si le site est utilisé par des artistes, instructeurs fitness et autres cuisiniers voulant présenter leurs recettes, il l’est surtout par des créateurs de contenu pornographique.
Un contenu qui a été la principale source de gains de la plateforme, avec un profit net passé de 380 M$ en 2020 à 1,20 Md$ (estimés) en 2021. Mais le chiffre d’affaires réalisé par les membres était dans le même temps de 2,20 Mds$ puis 5,90 Mds$.
La moitié des revenus proviennent d’abonnements mensuels et 30 % de chats privés, le reste étant obtenu par des posts payés à l’unité, des dons et autres « pourboires ».
Le modèle fonctionne. OnlyFans prévoit un doublement de ses revenus en 2022. Mais ça, c’était avant que les géants du paiement l’accusent de faciliter la prostitution. On demande donc plus de rigueur à OnlyFans, mais aussi de changer d’actionnaires, pour continuer à lui accorder le sésame Visa et Mastercard.Bloquer les paiements sur OnlyFans affecterait pourtant beaucoup de personnes :
- 300 créateurs qui gagnent plus de 1 M$ ;
- 16 000 qui gagnent plus de 50 000 $ ;
- 25 000 qui gagneraient plus que le salaire moyen local ;
- mais aussi le million de créateurs qui sont présents sur le site, et l’ensemble des 75 millions d’utilisateurs de la plateforme, y compris tout ceux qui ne sont pas dans la pornographie.
Il semble que le problème d’OnlyFans se situe également du côté des actionnaires, en la personne de Leonid Radvinsky, un entrepreneur ukrainien établi en Floride qui a acheté 75 % d’OnlyFans en 2018. Il a notamment été mis en cause dans de multiples affaires d’arnaques et fraudes en ligne. En juin 2021, Forbes révélait que Radvinsky contrôlait, au début des années 2000, de multiples sites proposant des accès à des sites pédophiles ou zoophiles, même si rien ne permet aujourd’hui de confirmer que les liens sur ces sites renvoyaient réellement à des contenus illégaux.
Quoi qu’il en soit, le site est parti à la recherche de nouveaux investisseurs, par l’intermédiaire de la banque d’affaires The Raine Group. Mais, malgré des chiffres records la banque n’arrive à convaincre personne de se positionner, certains refusant sans même avoir jeté un œil aux résultats et projections de croissance.
Pour attirer de nouveaux investisseurs, la plateforme a donc d’abord annoncé, le 19 août, qu’elle allait limiter les contenus sexuels sur sa plateforme, surtout ceux jugés « violents ». Puis, le jour suivant, qu’elle allait interdire tous les contenus sexuellement explicites, avec une mise en application en octobre. Justification : « Ces changements sont nécessaires pour nous conformer aux requêtes de nos partenaires financiers et services de paiement en ligne. »
Un changement qui a finalement été annulé cinq jours plus tard, OnlyFans annonçant dans un tweet que « des assurances nécessaires pour supporter notre communauté diverse de créateurs » avaient été obtenues.
Le champ de bataille géopolitique des paiements
OnlyFans est un énorme succès de l’économie de la création, et en passe de devenir l’une des plus grandes plateformes du web. Pourtant, des investisseurs importants refusent de s’en approcher par peur des mastodontes américains puritains. La liberté serait-elle donc limitée à ce que Visa, Mastercard, PayPal ou Stripe jugent acceptable ?
C’est notamment pour cela qu’il est important de surveiller l’évolution des cryptomonnaies qui veulent supprimer les intermédiaires de paiement. Mais aussi des nouvelles initiatives de la BCE, laquelle pousse de plus en plus vers une infrastructure bancaire paneuropéenne.
[perfectpullquote align= »left » bordertop= »false » cite= » » link= » » color= » » class= » » size= » »]L’UE serait-elle en train de prendre son indépendance? [/perfectpullquote]En 2019, la BCE et les vingt plus grandes banques européennes ont lancé l’EPI, ou European Payments Initiative. Un système qui voulait concurrencer Visa et Mastercard et permettre une solution de paiement totalement européenne. Ce qui va dans le sens de la reprise en mains par l’UE de SWIFT, le système de paiement international qui a pendant longtemps été la chasse gardée des Américains – même si c’est une coopérative de droit belge.
L’UE comme les Etats-Unis veulent faire de SWIFT une arme de destruction économique massive. Les Etats-Unis ont ainsi maintes fois menacé d’exclure l’Iran du système, tandis que le Parlement européen a adopté en 2014 une résolution appelant l’UE à en déconnecter la Russie. Plus récemment, c’est la Biélorussie qui a été menacée par le même moyen.
L’UE serait-elle en train de prendre son indépendance sur ce plan ? Il serait temps, car les géants du paiement ont pris une telle importance qu’ils ne se privent désormais plus d’imposer leur vision de ce qui est bon ou mauvais sur Internet. Et cela nuit notamment à des groupes européens, et à certains secteurs d’activité en particulier.