Grande habituée des bulles spéculatives, l’action Nvidia a battu des records cette année sur les marchés. Mais aujourd’hui que ses plus-hauts sont probablement derrière nous, vers quelle(s) valeur(s) faut-il se tourner pour miser sur l’intelligence artificielle ?
En dépassant les 1 000 Mds$ de capitalisation boursière, Nvidia a battu son record de valorisation… et rendu perplexe nombre d’analystes fondamentaux.
Est-il bien raisonnable qu’un équipementier électronique, si performant qu’il soit, pèse à lui seul autant que L’Oréal, TotalEnergies, Sanofi, Airbus, Schneider Electric et Air Liquide réunis ?
La hausse du titre Nvidia a été tirée par l’engouement pour l’IA. Depuis la sortie de ChatGPT 3.5, la sphère financière n’a d’yeux que pour cette « nouvelle » technologie (elle ne l’est pas tant que ça), censée révolutionner l’organisation de notre économie.
Naturellement, les esprits animaux des marchés se sont mis à la recherche de véhicules d’investissement pour s’exposer à ce secteur encore balbutiant. En l’absence de cotation d’OpenAI (la startup à l’origine de ChatGPT), les investisseurs ont dû se rabattre sur les valeurs « pelles et pioches ».
Les bons chiffres trimestriels de Nvidia, portés justement par les ventes de puces spécialisées dans l’IA, ont fait le reste. Investir dans l’électronicien était, à la fin du printemps, la solution de facilité pour profiter du boom de l’intelligence artificielle. Le choix était d’autant plus aisé que Nvidia est déjà connu du grand public pour ses composants utilisés dans les ordinateurs particuliers, et des investisseurs pour sa belle performance lors de la bulle du Bitcoin de la fin 2021.
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, ceux qui prennent le train en marche risquent de subir le même sort que les investisseurs-suiveurs des cryptomonnaies fin 2021.
L’IA est un secteur porteur qui va permettre aux industriels de générer des bénéfices inédits, c’est une certitude… mais rien ne prouve que Nvidia parviendra à capter la majeure partie de la valeur ajoutée ainsi créée.
L’équipementier est en effet un habitué des bulles spéculatives, tandis qu’il existe d’autres entreprises, encore ignorées de la masse des investisseurs, qui devraient effectivement voir leur activité bondir dans les prochaines années.
Nvidia, habitué de la chasse aux pigeons
Le plus étonnant dans l’évolution de l’action Nvidia de ces dernières semaines n’est pas que le marché tombe dans le piège des bulles spéculatives – elles sont, après tout, inhérentes aux marchés financiers et au comportement moutonnier des investisseurs.
Ce qui est surprenant, c’est que Nvidia en est à sa troisième bulle en moins de cinq ans, à chaque fois pour des justifications identiques !
Nvidia est habituée aux montagnes russes et aux excès haussiers selon les modes du moment. Infographie : Investing.com
Souvenez-vous : en 2017, le concepteur de puces était la coqueluche des marchés car ses cartes électroniques étaient utilisées par Tesla dans son fameux Autopilot. Les analystes étaient formels, avec l’essor de la voiture autonome, l’activité de Nvidia allait bondir comme jamais.
Las, dès 2018, Tesla annonçait cesser d’utiliser les cartes graphiques Nvidia au profit d’une solution propriétaire. Les raisons évoquées étaient d’ordre technique (les puces maison de Tesla s’avérant plus efficaces) et économique (les puces sur mesure étant moins chères à produire que les solutions Nvidia qu’elles remplaçaient).
En 2020-2021, c’est le minage de cryptomonnaies qui affolait les marchés. La folie spéculative sur le Bitcoin augmentant mécaniquement le rendement du minage, la puissance de calcul mondiale dédiée à la plus célèbre des cryptomonnaies a explosé.
La demande en cartes graphiques Nvidia utilisées par les mineurs de Bitcoin a largement dépassé la production, et certaines références se sont retrouvées en rupture de stock chronique – au point que les rares cartes disponibles se vendaient parfois plus cher d’occasion que le prix public neuf.
Là encore, le soufflé est retombé lorsque les mineurs se sont reportés vers des solutions dédiées, plus performantes, moins chères, et plus disponibles que les produits Nvidia.
Rapidement, les ASICs se sont avérés plus puissants, plus efficaces énergétiquement, et moins chers que les cartes Nvidia. Photo : ZeusBTC
Au printemps 2023, l’histoire se répète. L’engouement mondial pour l’IA a tiré la demande de puces de calcul parallèle Nvidia, et ces ventes additionnelles ont favorablement impacté les chiffres trimestriels de l’électronicien. Les investisseurs ont prolongé les courbes et considéré que Nvidia continuerait de capter la proportion actuelle des dépenses d’équipement. Le marché de l’IA faisant l’objet d’évaluations plus optimistes (pour ne pas dire fantaisistes) les unes que les autres, aucun plafond de valorisation ne semble pouvoir arrêter la hausse du titre.
Gare à l’inévitable rotation technologique
La faille de ce raisonnement perma-bull (haussier sans limite) est que les raisons qui ont fait que ni la voiture autonome, ni le minage de cryptomonnaies n’ont finalement été des cornes d’abondance pour l’équipementier vont, une nouvelle fois, obérer le potentiel de long terme de l’IA dans les comptes de Nvidia.
L’entreprise est, sans conteste, toujours présente lorsqu’il s’agit d’être l’équipementier de choix des révolutions informatiques.
Tant les voitures autonomes, le Bitcoin, que l’IA nécessitent d’importantes puissances de calcul – la capacité à traiter des volumes colossaux d’informations étant même le facteur limitant des services rendus. A ce jeu, les solutions génériques de Nvidia sont reines : parce que ses modules de calcul massivement parallèles peuvent être programmés à l’envi, ils sont le terrain de jeu favori des informaticiens qui défrichent ces nouveaux marchés.
Mais la force des modules de calcul généralistes de Nvidia est aussi leur faiblesse : à êtres bons en tout, ils ne sont excellents en rien.
Conscient que le succès de ses modules « couteau-suisse » ne durera qu’un temps, l’électronicien a enrichi son catalogue de puces dédiées à l’IA. Aujourd’hui, celles-ci sont fort chères, jusqu’à plusieurs dizaines de milliers d’euros pour la plus puissante d’entre elles. Cette situation ne saurait durer : de la même manière que Tesla a développé ses propres cartes de calcul pour son Autopilot, et que les mineurs de Bitcoin utilisent aujourd’hui des ASICs plutôt que des cartes graphiques Nvidia, le marché va bientôt être submergé de puces ARM dédiées à l’IA.
Déjà, Apple et Samsung ont intégré dans leurs smartphones haut de gamme des modules de calcul électroniques spécialisés dans l’IA. Ils sont plus efficaces que les solutions généralistes à plusieurs centaines d’euros de la fin des années 2010… alors que leur impact sur le coût de production des processeurs dans lesquels ils sont intégrés n’est que de quelques dollars.
C’est pour cette raison que l’hégémonie commerciale de Nvidia est, une fois encore, éphémère de par son positionnement. La capitalisation actuelle, justifiée par des calculs basés sur une offre statique de la part des concurrents, est donc particulièrement optimiste.
Gagnez de l’argent avec le marché de masse
Le corollaire de ce diagnostic est que si l’IA se démocratise, la valeur ajoutée ne pourra plus être captée par les vendeurs de puces. Nvidia – et ses concurrents – ne pourront pas vendre des dizaines de milliers d’euros des puces qui coûtent quelques dollars à produire.
La valeur ajoutée de l’IA se répartira donc entre les entreprises qui l’utilisent pour augmenter leur productivité – et qui réduiront leurs coûts salariaux tout en offrant des services plus performants ; et les acteurs du semi-conducteur capables de gagner un peu d’argent sur chaque produit vendu, et qui se rattraperont sur les volumes.
Parmi eux, les équipementiers qui fournissent les fondeurs en machines de production, de packaging, et de test devraient avoir avec l’IA un réservoir de croissance bienvenu alors que les marchés de l’ordinateur personnel et du smartphone marquent le pas.
Même les anciens dinosaures de la fonderie pourraient connaître une deuxième jeunesse. Intel, par exemple, croit beaucoup à l’augmentation des volumes. Il vient d’annoncer, fin juin, un effort sans précédent pour augmenter ses capacités de production.
Outre son usine de Magdebourg, en Allemagne, qui devrait voir son enveloppe budgétaire passer de 17 Mds€ à 27 Mds€ (excusez du peu !), Intel vient de dévoiler un projet supplémentaire en Pologne. Prévu pour être opérationnel dès 2027, le site qui devrait employer plus de 2 000 personnes aura vocation à assembler les puces produites en Allemagne. Le programme est doté d’une enveloppe initiale de 4,2 Mds€, et viendra s’ajouter à l’usine qui verra le jour en Italie (5 Mds€ de budget).
Avec ces investissements colossaux, la firme de Santa Clara veut retrouver sa place perdue sur le podium des plus grands fondeurs mondiaux, aujourd’hui dominé par TSMC, Samsung et Global Foundries. Pour y parvenir, le fondeur a même décidé d’opérer un virage stratégique à 180° et d’ouvrir ses lignes de production aux concepteurs de puces qui ne disposent pas de capacités de production en interne.
Pour les analystes, cette nouvelle offre est taillée sur mesure pour un groupe américain fabless (sans usine), qui dépend aujourd’hui de l’Asie pour produire ses puces et aurait intérêt, tant sur le plan économique que géopolitique, à rapatrier sa production vers l’Occident… et c’est le cas d’un certain Nvidia…
A horizon 2025-2030, les gagnants de l’IA ne seront pas nécessairement ceux que Wall Street imagine aujourd’hui !