Au-delà des milliards d’euros investis par l’Etat dans le spatial, la France compte bien passer à la vitesse supérieure en ouvrant sa base de Kourou à l’industrie et au privé. Une stratégie de valorisation qui arrive au moment idéal, à l’heure où la Russie n’est plus un partenaire envisageable pour les lancements à bas coût…
Au mois de septembre, la France a confirmé son ambition de rester une nation spatiale de premier plan pour les années à venir.
Deux événements majeurs du secteur, la World Satellite Business Week et le Congrès international d’astronautique, ont eu lieu coup sur coup à Paris. Ils furent l’occasion pour les acteurs français du spatial de présenter leurs projets innovants, et pour les pouvoirs publics d’annoncer une volonté de leadership renouvelée.
Ces annonces tombent à point nommé. La Russie n’est désormais plus un choix acceptable pour les lancements spatiaux à bas coût. Les USA, s’ils peuvent toujours se féliciter du succès de SpaceX, ne parviennent pas à transformer l’essai avec la fusée Artémis, censée permettre de retourner sur la Lune, mais toujours clouée au sol.
Après une décennie compliquée, durant laquelle la France et l’Europe ont pris un retard conséquent sur le sujet des lanceurs, dirigeants et industriels comptent bien reprendre la main sur les questions d’innovation, de souveraineté, et de pertinence commerciale.
Plus question de se contenter de toucher les dividendes du succès du programme Ariane débuté dans les années 1970. Il s’agit désormais pour notre pays et ses partenaires de redevenir une référence pour répondre aux besoins de l’industrie et des états du XXIe siècle – quitte à revenir sur des principes que l’on pensait immuables.
Des milliards pour l’espace
C’est durant le Congrès international d’astronautique que l’État français a dévoilé ses ambitions. Durant la cérémonie d’ouverture, Elisabeth Borne a annoncé que notre pays investirait plus de 9 Mds€ d’ici 2025 dans le spatial.
Cette enveloppe comprend les crédits spatiaux du plan France 2030 (1,5 Md€), ceux de la loi de programmation pour la recherche votée jusqu’en 2030, le financement du Centre national d’études spatiales (CNES), la contribution française à l’Agence spatiale européenne (ESA) et les crédits de la loi de programmation militaire 2019-2025 (5 Mds€) – une contribution à ne pas négliger, la Défense ayant toujours été la locomotive de l’innovation dans le spatial.
Ce déblocage de crédit fait suite à l’absorption, décidée en haut lieu, de OneWeb par Eutelsat cet été. Si l’annonce a pu faire grincer des dents chez les actionnaires de l’opérateur satellitaire, mis devant le fait accompli lorsqu’il a fallu débourser 3,4 Mds€ pour acheter une entreprise déficitaire, il s’agit d’une pierre angulaire de la stratégie de souveraineté de l’Europe que viennent compléter les budgets annoncés cet automne.
Kourou bientôt ouverte au privé
La valse des milliards promis par Elisabeth Borne n’est finalement pas grand-chose comparée au changement de philosophie qui va avoir lieu dans les prochaines années avec l’ouverture du site de Kourou aux opérateurs tiers.
Au début des années 2000, l’ESA avait ouvert les portes de sa base située en Guyane aux fusées russes Soyouz. Dans le cadre d’un programme coûtant 275 M€ (dont 145 M€ pour l’industrie européenne et 110 M€ pour la Russie), la collaboration a fait entrer les lanceurs russes au catalogue d’Arianespace pour compléter son offre. Entre 2011 et 2021, ce sont 27 fusées qui ont décollé de l’Ensemble de Lancement Soyouz (ELS), construit sur-mesure pour les lanceurs de Roscosmos.
Le site dédié aux tirs de fusées Soyouz à Kourou lors de sa construction. Photo : ESA
Signe que les temps ont bien changé, le CNES ouvre la porte de Kourou non plus à une autre superpuissance du spatial, mais à l’industrie. Dans le cadre du plan France Relance, 50 M€ seront consacrés à la transformation du pas de tir Diamant qui avait accueilli les premières fusées Ariane.
Il deviendra un spatio-port multi-opérateur capable d’accueillir différents mini-lanceurs privés. Le CNES fournira toutes les infrastructures nécessaires à la préparation et au lancement des fusées : accès, stockage sur place, alimentation en énergie et en fluides, zones blanches d’assemblage pour les satellites. Il ne restera aux opérateurs qu’à construire un pas de tir adapté à leurs fusées.
La France valorise ses atouts
Avec sa situation géographique privilégiée près de l’équateur (sa latitude n’est que de 5° nord), la base de Kourou peut en effet offrir aux sociétés des économies d’énergie incomparables. Du fait de « l’effet fronde » présent près de l’équateur, là où la Terre tourne le plus vite, les fusées sont plus performantes, plus légères et moins chères toutes choses égales par ailleurs.
Selon un décompte du président du CNES Philippe Baptiste, « on dénombre 217 entreprises dans le monde qui souhaitent développer des petits lanceurs. (…) Il existe un segment de marché pour de petits lanceurs, réactifs, prêts à envoyer un satellite en orbite en quelques jours – ne serait-ce que pour les besoins militaires».
Aucun doute, donc, que les pas de tirs privatisés de Kourou sauront trouver leur clientèle. Déjà, le CNES a sélectionné un premier groupe d’opérateurs : les français MaiaSpace et Latitude (anciennement Venture Orbital Systems), l’italien Avio, l’espagnol PLD Space et les allemands Hympulse Technologies, Rocket Factory et Isar Aerospace.
La fusée Zephir de Latitude devrait prendre son envol dès 2025 pour envoyer à bas coût plusieurs nanosatellites jusqu’à 600 kilomètres d’altitude. Photo : Latitude
Lors du premier appel d’offres, près d’une quinzaine de startups de mini-lanceurs s’étaient manifestées. En plus des sept heureux élus, le CNES compte bien repêcher certaines d’entre elles à l’occasion d’un appel d’offres complémentaire.
Avec cette stratégie inédite de libéralisation de ses sites de lancements spatiaux, la France prend un virage inattendu mais stratégiquement intéressant.
Le risque principal du « new space » et des mini-lanceurs réside, de façon contre-intuitive, dans le fait que fabriquer des fusées légères est trop facile. Les technologies sont éprouvées depuis un demi-siècle, et les startups parviennent à se lancer avec seulement quelques dizaines de millions d’euros de budget.
De fait, les barrières à l’entrée sont faibles et l’offre qui arrivera sur le marché d’ici 2025 est déjà très supérieure à la demande. Il serait donc risqué – et peu utile – de se lancer tête baissée dans la conception d’un énième lanceur léger tricolore.
Mais toutes ces fusées, quelle que soit leur origine, devront bien être tirées depuis quelque part. Et à moins d’opter pour des lancements océaniques qui permettent de s’affranchir des contraintes de sécurité et de se placer exactement sur l’équateur, les sites disponibles sur terre sont rares.
Avec son expérience historique et sa localisation quasi-idéale, Kourou pourrait donc bien être l’opérateur « pelle et pioches » qui raflera la mise lorsque les mini-satellites se démocratiseront.
A l’heure où la dépense publique augmente de façon incontrôlée, voir nos actifs spatiaux efficacement valorisés est une excellente nouvelle pour les contribuables français – et pour tout le secteur qui pourra profiter d’une offre de services inédite.