Outil de la souveraineté européenne en matière de connectivité, le nouvel Eutelsat Group est un projet d’envergure. Mais est-il judicieux d’acheter l’action ? Si vous souhaitez miser à long terme sur un retour de l’Europe sur le devant de la scène dans le spatial, le pari peut être tenté. A court terme en revanche, c’est plus compliqué…
En juillet dernier, la direction d’Eutelsat a sidéré les actionnaires en annonçant le rachat de la constellation OneWeb.
Cette opération a totalement bouleversé le positionnement du groupe. Le vénérable opérateur satellitaire français, disposant d’une flotte géostationnaire bien amortie, et d’une rente de situation, passait du jour au lendemain du statut de valeur de rendement « de bon père de famille » à celui d’entreprise ultra-spéculative marchant sur les plates-bandes d’Elon Musk.
Le défi n’était pas qu’industriel et commercial, il était aussi capitalistique, le rachat de OneWeb se faisant sur la base d’une valorisation de 3,5 Mds$. Pour les actionnaires, la pilule était un peu grosse à avaler, sachant que la cible s’était placée sous le régime de la protection contre les faillites (le bien connu Chapter 11 américain) pendant la pandémie. Durant les heures suivant l’annonce, l’action Eutelsat avait ainsi perdu jusqu’à 17 %.
Un an plus tard, le contour de l’opération se précise. Le rapprochement entre les deux entreprises est acté, et la nouvelle société issue de la fusion, Eutelsat Group, cote désormais ses titres à Paris et à Londres.
Alors que le titre a cédé 44 % depuis l’annonce du projet de fusion, le moment est-il venu de se repositionner sur le dossier, maintenant que le projet industriel est plus clair ? A long terme, si vous souhaitez miser sur le retour de l’Europe sur le devant de la scène dans le spatial, le pari peut être tenté.
A court terme, en revanche, Eutelsat a bel et bien perdu son titre de valeur de rendement.
L’Europe veut – et aura – sa constellation
Il ne faut pas s’y tromper : le rachat de OneWeb par Eutelsat fait partie de la stratégie de souveraineté européenne. Le rapprochement a été annoncé quelques mois seulement après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, une période durant laquelle l’importance capitale de la connectivité a été rappelée.
Souvenez-vous : durant les premières semaines du conflit, la Russie a mené une véritable guerre numérique. Bombardement des infrastructures de communication, cyberattaques sur les opérateurs… l’objectif était de couper l’accès à Internet à l’Ukraine et à son armée. Depuis toujours, les communications sont le nerf de la guerre, et il n’est pas étonnant qu’elles aient été les premières cibles de Moscou.
L’événement inattendu a été la présence de Starlink (fournisseur d’accès à Internet par satellite de la société SpaceX), et le déploiement massif de terminaux mobiles, rendant les attaques sur les infrastructures caduques. La suite est connue : l’armée ukrainienne qui était censée s’effondrer en quelques jours a maintenu sa cohésion.
La polémique de la rentrée, concernant la non-activation du réseau Starlink lors de la contre-offensive ukrainienne avortée en Crimée, est venue rappeler le rôle crucial que joue l’Internet par satellite. Et l’Europe le savait dès l’an passé : en cas de conflit, impossible de dépendre du bon vouloir des Américains pour assurer notre connectivité et notre souveraineté.
Nos armées ne peuvent être soumises ni aux caprices de la Maison Blanche, ni à ceux d’un milliardaire. Pour la même raison que nous avons créé Galileo, le pendant européen du GPS, il nous était impossible de ne pas disposer d’une constellation Internet rapide.
A long terme, l’Europe veut ainsi faire naître Iris 2, une constellation ultra-sécurisée qui répondra aux exigences les plus pointues en termes de redondance et de robustesse. A court terme, la constellation en orbite basse de OneWeb permettra d’avoir une connectivité basse latence, haut débit, et qui ne soit pas sous souveraineté américaine.
C’est cette mission qui a été confiée, plus ou moins officiellement, au nouvel Eutelsat Group. Reste à savoir s’il est capable de concilier mission régalienne et rentabilité pour les actionnaires.
Des chiffres encore timides
Outre le volet « souveraineté militaire », OneWeb compte bien proposer une offre de connectivité aux acteurs privés. Particuliers, entreprises, navires, aéronefs : les cibles commerciales ne manquent pas.
Articuler une offre qui regroupe les satellites géostationnaires d’Eutelsat (36 000 km d’altitude) et ceux en orbite basse de OneWeb (à 450 km seulement) est d’ailleurs intéressant. Les premiers peuvent assurer les services de flux (télévision, YouTube, Netflix) tandis que les seconds peuvent prendre le relai lorsque la réactivité est primordiale (téléphonie, vidéo-conférence, jeux en ligne, véhicules autonomes).
Reste que, financièrement, l’équation est compliquée.
Selon Euroconsult, le marché de l’Internet satellitaire devrait atteindre les 16 Mds€ d’ici la fin de la décennie. Sur cette somme, la moitié sera captée par les services à faible latence assurés par les satellites en orbite basse… et cette manne devra être partagée entre les différents acteurs.
C’est là que le bât blesse : sur l’exercice qui sera clos mi-2024, Eutelsat arrêtant ses comptes annuels au 30 juin, la contribution de OneWeb au chiffre d’affaires du groupe devrait être de l’ordre de 100 M€. Cette somme représente moins de 10 % du chiffre d’affaires 2022 d’Eutelsat – alors que, selon les valorisations retenues pour la fusion, Eutelsat valait 2,4 Mds€ contre 3,5 Mds€ pour OneWeb !
Avant-même de valoriser la flotte en orbite basse, Eutelsat Group prévoit d’investir environ 800 M€ par an jusqu’en 2030 et parle déjà du besoin de renouveler la jeune flotte satellitaire pour une deuxième génération d’appareils, capables de communiquer entre eux sans passer par les stations au sol.
Autant dire que le retour du dividende, qui offrait un rendement supérieur à 4 % depuis dix ans et qui a été suspendu l’année dernière, n’est pas pour demain. Même s’il reprend dans quelques années, la structure capitalistique du groupe laissera bien peu de place aux actionnaires historiques.
Eutelsat Group est en effet désormais détenu à 21 % par le groupe indien Bharti (du fait de sa participation historique dans OneWeb), par notre Bpifrance tricolore (14 %), par le gouvernement britannique qui avait sauvé OneWeb en 2020 (11 %), par SoftBank (11 %), par l’armateur CMA CGM (6 %), le fonds des assureurs français… Les anciens actionnaires d’Eutelsat, loin d’être récompensés pour leur fidélité, ont été laminés.
Avec une diminution d’un facteur deux du cours de l’action depuis l’annonce de la fusion sur des bases inégales, le marché a déjà pricé une partie de la dilution… mais reste dubitatif quant aux possibilités de rebond.
La bonne nouvelle est que l’existence d’un marché de la connexion satellitaire rapide est aujourd’hui validée. Avec des revenus 2022 estimés à environ 1,5 Md$, Starlink a déjà défriché le terrain. Encore faut-il que OneWeb soit capable d’en capter une part significative sans que la guerre des prix qui s’annonce entre les deux opérateurs ne conduise à une évaporation du marché.
Les analystes en doutent, comme le prouve l’abaissement mardi dernier de la note de crédit d’Eutelsat de « Ba1 » à « Ba2 » par Moody’s. L’agence l’a même assorti d’une perspective négative, prévoyant que le flux de trésorerie restera négatif au moins jusqu’en 2026.
Pour les petits porteurs, l’attente sera longue avant le retour du dividende.