Dans cette chronique, Philippe Béchade revient sur l’incroyable mésaventure du porte-conteneurs géant Ever Given, qui a généré un embouteillage monstre dans le Canal de Suez. Les conséquences globales de cette histoire incroyable, survenue en pleine pandémie, restent à déterminer.
Cette chronique a été rédigée hier, alors qu’une nouvelle tentative de désincarcération du porte-conteneurs Ever Given, qui obstrue le Canal de Suez depuis une semaine, venait juste d’échouer…
Le projet de Route de la Soie ferroviaire de la Chine (Pékin/Séville, c’est-à-dire le plus long trajet terrestre du monde) a pu faire sourire quand on sait qu’un train peut transporter 200 conteneurs alors que l’Ever Given, ce navire géant de plus de 200 000 tonnes exploité par l’entreprise taïwanaise Evergreen Marine, en transporte 20 000… Sauf qu’aucun vent de sable ne fera dérailler un train, ni les 99 autres se suivant à la queue leu leu.
Manque de visibilité et gros vent de travers ont donc figé le plus gros porte-conteneur du monde dans la berge du canal de Suez, son inertie colossale (224 000 tonnes) l’a fait obliquer à 45 degrés et caler sa poupe contre l’autre berge, située à 300 mètres de là. C’est ainsi que s’est formé le plus gros embouteillage maritime de l’Histoire et la plus grande concentration de navires – en termes de tonnage – depuis le Débarquement de la Deuxième Guerre mondiale.
Notons également qu’en cas de problèmes géopolitiques, notre marine aurait été dans l’incapacité d’atteindre les eaux du Golfe Persique pour défendre nos intérêts avant quatre semaines, compte tenu d’un détour de 20 000 kilomètres entre Toulon le détroit d’Ormuz.
Par ailleurs, certains experts estiment que l’Ever Given est si bien « planté » dans la rive du canal qu’il faudrait décharger une partie de son contenu pour l’alléger et qu’une telle opération durerait au moins quinze jours. C’est le temps que mettraient les Chinois pour construire un second canal… et j’exagère à peine !
Des secteurs entiers sous la menace
Selon un communiqué publié il y a quelques heures par l’Autorité du Canal, l’Ever Given est désormais remis à 80% dans la bonne direction. Reste que si cette voie maritime par laquelle transite 12% du commerce mondial n’avait pas été rouverte d’ici le 1er avril (après dix jours de neutralisation), quelques sérieux problèmes auraient commencé à se poser. Les premiers à en subir les constructeurs auraient été les équipementiers et constructeurs automobiles européens, qui fonctionnent en flux tendus et n’ont que quelques jours de stocks en réserve. Plus largement, il faut retenir que l’absence de dizaines de millions de pièces détachés automobiles venues d’Asie peut paralyser les Stellantis, Renault, Volkswagen, mais aussi les Plastic Omnium, Faurecia, Valeo, Bosh et autres Brembo – du déjà vu avec Fukushima.
De même, si le Canal de Suez était resté fermé une semaine de plus, le plus inquiétant vu le contexte sanitaire est que l’industrie pharmaceutique aurait à son tour manqué des composants de base de nombreux médicaments qui proviennent de Chine à 90% : très ennuyeux pour Astra-Zeneca, Eli & Lilly, Roche et autres Sanofi… et tous les fabricants de médicaments génériques.
Quant aux raffineries, elles vont de toute façon connaître une baisse de régime, mais c’est généralement vite rattrapé, comme l’ont prouvé par le passé les cyclones qui entraînent plusieurs fermetures temporaires sur la côte de la Louisiane ou du Texas chaque année. Les distributeurs de produits électroniques grand public et d’électroménager (Fnac Darty, Leclerc, Dray, Boulanger etc.) auraient pour leur part pu subir des ruptures d’approvisionnement et voir chuter leur chiffre d’affaires.
Plus angoissant aux yeux de certains, le café venu d’Afrique de l’Est et des pays d’Asie aurait frôlé la pénurie. Ce qui aurait certes été moins visible en France, sachant que tous les bars, restaurants et distributeurs spécialisés demeurent fermés. Et de proche en proche, il aurait commencé à y avoir des pénuries de tout ce que l’Europe et les Etats-Unis ne produisent plus sur leur sol depuis des décennies.
En ce qui concerne les pénuries de composants pharmaceutiques jugés vitaux, on peut imaginer la mise en œuvre de ponts aériens comme pour les masques en avril 2020. Enfin, s’agissant des coûts de retard, ils ont été évalués à 400 M$ par jour, sans parler des problèmes logistiques de ravitaillement de centaines d’équipages à court de vivres, pour les premiers arrivés.
Le scénario catastrophe s’éloigne, mais le fait est que beaucoup de navires sont encore à l’ancre depuis près d’une semaine et vont le rester encore plusieurs jours – malgré la réouverture du canal – alors qu’ils devraient déjà avoir atteint Fos-sur-Mer (pétrole), le Havre, Boulogne puis Londres, Anvers ou Rotterdam.
L’affaire se résume donc à un peu de chômage partiel dans ces ports et il en ira de même pour l’industrie automobile française. Mais comme l’Hexagone se reconfine et que plus d’un tiers de ses habitants se retrouvent dans l’impossibilité de se déplacer, ça tombe bien, les retards de livraison ne se verront pas… puisque nos compatriotes commandent beaucoup moins de voitures.
On se rassure et se console comme on peut…