De la même manière que nous incorporons, depuis des années, une part croissante de biocarburants dans le réservoir de nos voitures, les compagnies aériennes lorgnent sur le SAF (Sustainable Aviation Fuel, carburant d’aviation durable en français) pour réduire le bilan carbone de leurs appareils. Un changement qui ne se fera pas sans moyens, car ces carburants plus propres sont très onéreux par rapport aux carburants fossiles.
Sur la Terre comme dans le ciel, les biocarburants sont une étape intermédiaire nécessaire pour atteindre le zéro carbone sans avoir à mettre au rebut les véhicules existants.
Car si l’avion à hydrogène avance à grands pas, les prototypes devront encore être améliorés, certifiés et produits en masse avant d’espérer remplacer les dizaines de milliers d’avions de ligne en circulation.
Un appareil pouvant être utilisé durant plusieurs décennies s’il est correctement entretenu, les compagnies aériennes ont donc tout intérêt à trouver un moyen de rentabiliser leurs flottes actuelles dans un contexte de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
C’est là que le SAF entre en jeu.
Notre meilleur pari zéro carbone
Les motoristes ont prouvé qu’il était possible d’incorporer une grande quantité de SAF aux réservoirs sans nuire aux performances et à la durée de vie des moteurs – la pièce d’usure la plus coûteuse d’un aéronef. Les moteurs de Safran, par exemple, sont déjà certifiés pour accepter jusqu’à 50% de biocarburant. Des avions de ligne aux gros porteurs comme l’A400M, il est désormais possible d’avoir, avec un carburant neutre en carbone, des performances similaires à celles des appareils fonctionnant au kérosène – de quoi rendre jaloux les frêles avions électriques.
En haut, le prototype X-57 de la NASA qui vient de faire tourner pour la première fois ses moteurs grâce à 200 kg de batterie au lithium. En bas, l’A400M, capable de transporter 25 tonnes sur 4 500 km, qui a volé au SAF cet été. Photos : NASA/Safran
Reste qu’avec un coût trois à quatre fois supérieur à celui du kérosène traditionnel, le modèle économique du SAF n’avait rien d’évident. Alors que les compagnies aériennes sont toujours exsangues depuis la crise du coronavirus, et que l’inflation touche désormais aussi durement le transport aérien, la maîtrise des coûts est la priorité des dirigeants.
Les expérimentations s’étaient jusqu’ici bornées à quelques programmes qui fleuraient bon le greenwashing. L’alliance Air France/KLM avait notamment lancé au printemps un mécanisme permettant aux voyageurs de payer un supplément pour financer l’achat de SAF pour limiter l’empreinte carbone de leurs déplacements – qui n’aura duré que quelques mois avant d’être silencieusement suspendu fin octobre.
Visiblement, compter sur la bonne volonté des passagers au cas par cas n’était pas suffisant.
Ce revirement n’a toutefois pas infléchi la stratégie du groupe qui compte toujours sur le SAF pour décarboner ses appareils durant les prochaines décennies. A horizon 2030, les réservoirs de ses avions incorporeront 10% de biocarburant, et plus de 60% à horizon 2050.
Pour y parvenir, plus question de faire l’aumône de quelques euros auprès de chaque passager : AF/KLM a mis sur la table des milliards d’euros dans le cadre d’une commande historique de carburant propre.
Consécration pour le SAF de Neste et DG Fuel
Fin octobre, le groupe a annoncé avoir signé un contrat historique avec Neste et DG Fuel portant sur l’achat de 1,6 million de tonnes de SAF. Il permettra d’éviter l’émission de 4,7 millions de tonnes de CO2 par rapport aux carburants fossiles.
D’ici à 2030, Neste sera chargé de fournir un million de tonnes de SAF, tandis que l’accord avec DG Fuels portera sur 600 000 tonnes à livrer entre 2027 et 2036. Avec cet accord, Air France/KLM sécurise 30% des biocarburants nécessaires pour atteindre son objectif de 10% de SAF à horizon 2030.
Si le montant du contrat n’a pas été divulgué, il se chiffre selon les prix de marché des carburants en milliards de dollars. Pour la compagnie aérienne, c’est la suite logique d’un travail sur l’utilisation de SAF débuté il y a plus de dix ans. En 2011, KLM avait effectué le premier vol commercial incorporant du biocarburant dans ses réservoirs. En 2020, le groupe s’est allié à Airbus, Safran, et TotalEnergies pour favoriser l’essor d’une filière de production de SAF. Avec cette commande, la direction s’engage de manière bien tangible dans la décarbonation en investissant plusieurs milliards d’euros.
Les gagnants et les perdants du SAF
L’ampleur du chèque signé par Air France/KLM a de quoi donner des sueurs froides aux actionnaires. Car si brûler du biocarburant issu de matières premières n’entrant pas en compétition avec l’alimentation humaine est écologiquement vertueux, cet approvisionnement reste bien plus cher que les carburants fossiles.
Tant que les hydrocarbures restent plus abondants que les biocarburants, ces derniers n’offrent aucun avantage opérationnel, et le groupe devra prouver sa capacité à valoriser cet engagement inédit pour obtenir un avantage commercial.
Les actionnaires d’Air France/KLM, y compris l’Etat français qui est le premier détenteur de parts avec 28,6% du capital, seront donc les grands perdants économiques de cette transition énergétique vertueuse mais coûteuse.
A l’opposé, le raffineur finlandais Neste (HEL: NESTE) et la startup DG Fuel (non cotée) ont de quoi se féliciter de cette transaction historique. Elle confirme l’intérêt industriel des biocarburants aériens, qui passent en un contrat du statut d’expérimentation technique comme il en existe tant à celui de marché pesant plusieurs milliards d’euros.
Et avec des trajectoires d’incorporation de SAF déjà annoncés par les compagnies aériennes et les instances européennes, le potentiel du secteur du carburant propre pour le transport aérien offre une visibilité rare pour les investisseurs.