2022 aurait dû être l’année de l’essor du tourisme spatial mais aujourd’hui, force est de constater que ce marché réservé aux plus aisés n’a jamais décollé. Entre projets développés trop vite et incidents cachés au grand public, le secteur a connu de nombreux couacs ces dernières années. Evidemment, pour les actionnaires des groupes positionnés sur le secteur, la sanction est lourde.
Le volontarisme couronné de succès d’Elon Musk l’avait presque fait oublier : la course à l’Espace n’a rien de trivial.
Les fusées Falcon de SpaceX sont passées en quelques années seulement du statut de projet déraisonnable à celui d’alternative crédible aux lanceurs historiques ; avant de devenir un rouleau compresseur commercial, et une évidence pour quiconque souhaite mettre des charges – ou des hommes – en orbite.
Ces victoires technologiques et commerciales ont donné des ailes au secteur du New Space, qui regroupe toutes les startups du spatial qui souhaitent offrir des services compétitifs avec des moyens dérisoires par rapport à ceux dont disposent les organismes étatiques.
Même la NASA fait confiance à SpaceX pour envoyer des hommes dans la Station spatiale internationale (ISS). Photo : NASA
Mini et nano-satellites, systèmes de propulsion intelligents, et lanceurs à bas coûts se sont engouffrés dans la brèche laissée béante par la NASA et l’ESA, restées trop longtemps endormies sur leurs lauriers.
Durant l’été 2021, nous avons même vu émerger un tout nouveau secteur : celui du tourisme spatial. Dans une course technologique alimentée par une querelle d’egos entre milliardaires, Blue Origin et Virgin Galactic ont redoublé d’efforts pour être la première entreprise à envoyer dans l’espace des touristes.
Jeff Bezos (Blue Origin) et Richard Branson (Virgin Galactic) ont fait un quasi-match nul et se sont envolés à quelques jours d’intervalle vers les cieux. L’Histoire était écrite, et il était permis d’espérer que ce jalon particulièrement médiatisé signerait les débuts d’une nouvelle industrie.
Après tout, avec des vols spatiaux à quelques centaines de milliers d’euros seulement, rejoindre l’espace est certes inaccessible à la plupart des humains… mais un luxe abordable pour les plus riches. Et avec plus de 56 millions de millionnaires sur la planète, le marché du tourisme spatial était promis à un bel avenir, offrant à ceux qui ont déjà tout sur Terre l’opportunité de vivre une expérience unique.
Pourtant, l’année 2022 qui devait être celle de l’essor pour les entreprises du New Space a plus tenu de la traversée du désert. Et pour les actionnaires, la sanction est lourde.
Le tourisme spatial n’a jamais décollé
L’hypermédiatisation des vols de loisir a fait le jeu de Jeff Bezos et Richard Branson. A première vue, les vols inauguraux ont semblé être couronnés de succès, et devaient ouvrir la voie à des tirs réguliers pour clients fortunés.
Rétrospectivement, les deux milliardaires ont pris des risques insensés en montant dans leurs fusées respectives.
Très vite, l’autorité américaine de sûreté de l’aviation (FAA) a fait état de graves irrégularités lors du vol inaugural qui a emporté Richard Branson en orbite. L’appareil a subi une altération de trajectoire involontaire, qui aurait pu non seulement coûter la vie à l’équipage – potentiellement incapable de revenir sur Terre à l’endroit prévu –, mais aussi s’avérer dangereuse pour les populations civiles. En cas de rentrée incontrôlée, le vaisseau aurait pu s’écraser sur des zones habitées, ou heurter des avions de ligne en s’aventurant dans leurs couloirs aériens.
Le fait que Virgin Galactic ait dans un premier temps tenté de cacher cet incident grave n’a sans doute pas mis la FAA, qui œuvre pour la sécurité des aéronefs depuis près d’un siècle, dans de bonnes dispositions.
La situation n’est guère plus reluisante pour le New Shepard de Jeff Bezos. Si aucune anomalie n’a été à déplorer lors des 23 premiers vols du vaisseau, le lanceur s’est enflammé inexplicablement lors de son tir du 12 septembre dernier…
Après plus de trois mois d’investigations, ni Blue Origin ni la FAA n’ont été en mesure de clore le dossier, et New Shepard est encore cloué au sol.
Ces mésaventures sont impressionnantes dans la mesure où elles concernent des véhicules spatiaux ayant vocation à emporter des êtres humains pour ce qui doit être le voyage d’une vie (et non un jeu de roulette russe). Elles sont cependant représentatives d’un travers répandu dans la quasi-totalité des startups du New Space : l’abus de confiance en soi.
Les petits nouveaux font-ils vraiment mieux que les dinosaures ?
En juillet 2019, Elon Musk déclarait avec ironie sur Twitter qu’il était « plus facile de construire une fusée qui va sur la Lune que de prouver à la Nasa que l’on peut le faire« .
Sa communauté de supporters s’est empressée de voir dans ce bon mot la preuve que les agences spatiales étatiques étaient dépassées. Mais lorsque le fantasque milliardaire énonçait cette vérité indiscutable, il faisait mine d’ignorer le pourquoi de la méticulosité de la NASA.
Les normes de l’aérospatiale, comme celles de l’aéronautique civile, ont été écrites avec le sang des pionniers. C’est pour cette raison que les programmes spatiaux sont construits depuis plus d’un demi-siècle sur la prédictibilité, avec d’innombrables règlementations, procédures, et autres audits.
La raison est simple : les décès humains dans l’espace étant jugés inacceptables dans nos contrées, il revient aux ingénieurs de prouver que leurs véhicules sont quasi-infaillibles. Lorsque l’on sait que la moindre fusée contient plusieurs millions de systèmes différents, on mesure l’ampleur de la tâche lorsqu’il s’agit de prouver, par le calcul, que les accidents sont quasi-impossibles.
Se vanter de pouvoir envoyer une fusée sur la Lune en s’affranchissant des contraintes règlementaires, c’est se vanter de pouvoir conduire une voiture sans avoir pris la peine de passer le permis de conduire. Rouler sans risque est bien plus compliqué que de jouer du volant et de l’accélérateur. Il en est de même lorsqu’il s’agit de faire voler des fusées : il est plus simple d’assembler un lanceur et de regarder après-coup le résultat que de passer des années à calculer, à l’avance, la manière la plus fiable de le faire.
En se faisant les chantres de la dérèglementation du spatial, Jeff Bezos, Richard Branson et Elon Musk ont en fait pris le parti de réintroduire un risque qui avait été jusqu’ici neutralisé par les procédures qu’ils contestent aujourd’hui. Certes encombrantes, elles avaient fait la preuve de leur efficacité depuis un demi-siècle comme le montre la fiabilité des lanceurs étatiques.
Le vrai-faux succès inaugural de Virgin Galactic et l’accident encore inexpliqué de Blue Origin viennent rappeler que ces lanceurs développés à marche forcée sont loin d’avoir la fiabilité d’un Soyouz ou d’une Ariane 5. Et l’échec début janvier de la fusée commerciale de Virgin Orbit (groupe Virgin), qui devrait offrir au Royaume-Uni une place dans le club très fermé des pays disposant de lanceurs pour mettre des satellites en orbite, confirme que le chemin sera long avant d’atteindre la légitimité.
Quelle place pour les investisseurs ?
Le New Space est, à n’en pas douter, un secteur particulièrement enthousiasmant pour les technophiles. Véritable Far West au-dessus de nos têtes, l’Espace laisse le champ libre à toutes les innovations, tant techniques qu’en termes de modèles d’affaires.
Force est de constater, cependant, que le destin boursier des entreprises du secteur est loin d’être reluisant.
Depuis ses plus-hauts, Virgin Galactic a effacé 93 % de sa capitalisation boursière. Après avoir coté plus de 54,5 $ en juin 2021, son titre ne vaut aujourd’hui même plus 4 $.
La situation est identique chez les équipementiers du spatial. L’action Rocket Lab, après avoir coté plus de 16,6 $ à l’automne 2021, ne vaut plus que 4,25 $. Pourtant, la startup a réussi une vingtaine de tirs dans l’intervalle. En moins de trois ans, elle a réussi à s’offrir une légitimité dans les lancements à bas coûts. L’objectif – qui semblait irréalisable – est bel et bien atteint… mais les investisseurs n’y voient plus la promesse de bénéfices certains pour les années à venir.
Il en est de même pour Electro Optic Systems Holdings Limited, qui conçoit des capteurs et des systèmes laser pour le suivi des débris spatiaux, l’identification, les communications et même la défense anti-missile. L’action EOS, qui cotait encore plus de 10 AUD début 2020, s’échange aujourd’hui moins de 0,5 AUD – soit une chute de -95 % en trois ans.
Evolution croisée des cours d’EOS, Rocket Lab, et Virgin Galactic. Ces dernières années, ni le positionnement, ni la taille d’entreprise, ni la couverture médiatique n’ont pu rassurer les Bourses. Infographie : Investing.com
Les valeurs du New Space ne peuvent plus se contenter de promettre qu’elles seront en mesure de faire mieux et moins cher que les acteurs historiques, encore faut-il le prouver. Faire des économies au prix de la sécurité n’est pas une stratégie viable, et les sanctions boursières qui se multiplient montrent que les investisseurs, après une phase d’euphorie, en ont pris conscience.