Les indices s’enflamment, les records s’enchaînent sans rencontrer de réelles oppositions… Notre expert Philippe Béchade en arrive à se demander si nous n’avons pas atterri dans l’univers de Forrest Gump.
La Bourse de Paris a fini la seconde semaine du mois de mai au contact de son record du 7 mai dernier : 6 385 points. Le SBF120, quant à lui, renoue avec les 5 000 points. De quoi envisager les prochaines semaines avec optimisme !
Ces investisseurs redoutaient que leurs craintes d’une résurgence des pressions inflationnistes aux Etats-Unis ne viennent doucher les bourses en surchauffe et plomber les marchés obligataires au bord de la rupture. Et il va s’en dire que leurs craintes n’étaient pas imaginaires et c’est même bien pire que ce qu’ils craignaient.
Les prix à la consommation ont bondi de 4,2%, les prix à la production de 6,2%… Bref, les prix s’enflamment, mais cela est presque anecdotique en regard des 10,4% d’augmentation des prix à l’importation aux Etats-Unis ou des 14,4% des prix à l’exportation.
Immédiatement, les défenseurs du scénario de « l’inflation transitoire » ont dégainé la carte de la non-prise en compte de « l’effet de base gigantesque par rapport au creux d’avril 2020 » par les alarmistes.
Tout va bien, continuez d’investir !
Pendant ce temps, la plupart des animateurs de débats économiques se contentent de cette réfutation. Ils rajoutent même l’argument du WTI ; le prix du baril de pétrole était passé négatif, inscrivant un plancher surréaliste de -40,32 $ de 20 avril 2020. Rappelons-nous qu’il avait affiché un cours négatif encore 48 heures de plus (jusqu’au 22 avril 2020) avant de se concentrer sur le mois d’après.
Notons que faire d’une exception une règle avant de passer au sujet suivant est devenu l’un des procédés les plus banals depuis le début de la crise du Covid-19.
Il est bien plus payant de faire de l’audience en faisant un focus sur un cas particulier – en particulier lorsqu’il est spectaculaire, qu’il frappe les esprits et engendre la peur – plutôt que d’assommer les spectateurs avec une analyse un peu plus approfondie et « distanciée » du contexte général.
C’est alors que le monde de la finance bascule à son tour dans l’information-spectacle. Les biais cognitifs, les phénomènes grégaires, les spirales spéculatives qui se déchaînent au moindre tweet d’un « crypto-gourou »… Tous les ingrédients sont là.
Et maintenant, nous avons le droit en prime à un reportage sur un « Forrest Gump » devenu crypto millionnaire en 3 mois sur le DogeCoin. Lorsque celui mise d’un coup toutes ses économies sur une stratégie à effet de levier – sans oublier un large recours au crédit – Warren Buffett avertit que « cette période de grand n’importe quoi finira mal ». Sans oublier Michael Burry – qui avait misé sur le krach des subprimes –, ou Stanley Druckenmiller – qui avait surfé sur la bulle des « dot-com » avant de miser sur son effondrement – qui sont désormais tournés en ridicule sur les réseaux sociaux. Dire si le danger semble loin !
« To the moon »
Pour revenir sur le recours à la « peur » pour faire de l’audience… dans la sphère financière, le sentiment de peur est savamment entretenu : il ne faut pas rater la hausse, le fameux FOMO : fear of missing out.
Cette peur, je peux la comprendre : non pas parce que je pense naïfs et influençables les professionnels les plus avertis, mais pour des raisons plus « techniques » qui n’ont rien à voir avec les ficelles de la propagande pro-FED et pro « retour à la normale ».
Cette stratégie consiste à n’inviter sur un plateau télé à une heure de grande écoute que des « permabulls » qui célèbrent la réouverture des économies grâce aux vaccins, qui font l’éloge de la planche à billets et jugent que le marché n’est pas si cher vu les profits du 1er trimestre 2021… tandis que les intervenants plus sceptiques sont relégués aux heures creuses.
Au final, il n’est accordé que 2 minutes 30 d’antenne à ces experts plus mesurés, le tout, entre 2 copieux reportages sur Elon Musk – l’occasion de remettre une louche de « to the moon » dans le jukebox – et le doublement du chiffre d’affaires de Coinbase en trois mois.
Le funiculaire haussier est en marche !
J’en reviens donc à la peur que peuvent légitimement nourrir les gérants qui ne font ni abstraction de l’environnement reflationniste, ni des excès de valorisation qui relèguent maintenant ceux de mars 2000 au rang d’épiphénomènes quasi-bénins.
En effet, les manifestations d’interventions manipulatoires sont de plus en plus nombreuses et massives. Et cela ne semble pas prêt de s’arrêter.
Prenons par exemple la remontée vers les sommets du CAC40 entre jeudi 10h45 et vendredi 17h35, soit une hausse 3,7% en une séance et demi d’échanges pris en continu. Le scénario semble avoir été écrit à l’avance, dès jeudi matin, après le test du support des 6 150 points.
Nous avons en effet assisté à l’ascension du « funiculaire haussier » le plus régulier de l’histoire du CAC40 : angle de progression constant durant plus de 15 heures, zéro retracement durant 95% de la séquence, sauf à l’ouverture vendredi… et même absence de volumes durant deux séances (2,85 Mds€, puis 3,03 Mds€ ce vendredi).
Dès qu’un « algo tueur » est identifié, les vendeurs quittent le terrain et regagnent les vestiaires. Les indices progressent alors dans un vide sidéral, sans aucune opposition.
J’attire également votre attention sur le deuxième « bear trap » majeur du CAC40 en trois semaines. Avec d’abord un « harami baissier » invalidé le 20 avril (après un test de 6 154 points), puis un « gap de rupture sous sommital » sous 6 367 points, suivi d’une grosse cassure des 6 250 points (avec un second test des 6 150 points). Nous voilà donc avec deux figures baissières à haut indice de fiabilité… mais invalidées dans des conditions techniques rocambolesques !
Il faut vraiment faire preuve d’un aplomb digne de Jerome Powell – qui défend le scénario de l’inflation transitoire – pour démentir que l’évolution (haussière) des cours est inexorablement programmée – et toute amorce de correction interdite. Cela, quelles que soient les données macro témoignant d’un risque de surchauffe de l’économie et des marchés.
Pour l’heure, ceux qui affichent une hardiesse à la « Forrest Gump », dont la devise est « to the moon », restent bénis des banques centrales.